Interviewer le boss de Maison Ferrand est un exercice aussi ardu que passionnant. Entre les métaphores musicales, les références historiques, une culture technique des spiritueux hors du commun et une soif inextinguible d’expérimentation, il élève sa boisson favorite au rang d’art populaire typiquement français.
Quand tu reprends Maison Ferrand, la marque de cognac végète. Comment as-tu relancé cette maison endormie ?
Lorsque je reprends Ferrand, la marque n’existe plus. Heureusement, Mlle Henriette Ranson, l’arrière-petite-fille d’Élie Ferrand, a accompli un travail d’archiviste incroyable et a fait vivre à travers tous ces documents l’âge d’or de la Maison Ferrand. Je m’appuie donc sur ce patrimoine pour revisiter prudemment la gamme. À cette période, on voulait juste exister et j’avais à cœur de montrer qu’un grand cognac naît avant tout d’une culture technique et ne se limite pas à un terroir. J’ai travaillé avec David Wondrich (historien du cocktail) pour créer 1840, une expression charpentée qui n’a pas peur de la dilution. Je m’attendais à un accueil compliqué pour ce produit mais il a été compris très vite et a été élu meilleur produit à Tales of the Cocktail. Cette réussite m’a insufflé beaucoup de courage pour produire des spiritueux qui sortent des sentiers battus.
On connaît le style de tes rhums Plantation, mais y a-t-il un style Ferrand pour ton cognac ?
On produit un cognac très charnu, huileux et texturé. J’adore la matière et la substance. Au XXe, on allait vers la neutralité avec l’avènement de la vodka mais aujourd’hui on revient vers des produits plus intenses parce que les palais sont mieux éduqués. On cherche à faire des produits intenses mais pas brûlants. Mon modèle, c’est Frank Zappa. Il s’entoure des meilleurs mais reste radicalement raisonné. Tu peux faire du cognac de la même façon. Il maîtrise les bases mais fait des orchestrations folles, c’est ce que je cherche à faire.
Pour ma crise de milieu de vie je n’ai pas envie de m’acheter une Ferrari mais de faire vieillir du cognac en fûts de châtaignier.
Certaines de tes nouvelles références (Renegade Barrel, 10 Générations) jouent avec les règles de l’AOC. Souhaites tu t’affranchir de la tradition pour transférer le cognac dans une nouvelle dimension ?
Les règles sont là pour préserver le patrimoine, mais parallèlement les traditions de demain sont les expérimentations d’aujourd’hui. Pour ma crise de milieu de vie, je n’ai pas envie de m’acheter une Ferrari mais de faire vieillir du cognac en fûts de châtaigner. Si on ne doit pas l’appeler cognac on ne le fera pas car je suis un légaliste, mais c’est ce combat sur le type de bois qui me fait lever le matin. Les vieux maîtres de chais se souviennent de l’utilisation des bois de châtaignier et d’acacia mais l’AOC pense qu’on ne les utilise plus car ils n’ont pas d’intérêt. J’aimerais qu’on laisse le consommateur décider de son goût. Les grosses maisons pensent que ce débat sur le bois est source de beaucoup de soucis pour pas grand-chose, elles ne cherchent pas l’expérimentation. Parallèlement, j’aimerais rouvrir la discussion sur les fûts de vin dans le cognac. Les Écossais les utilisent dans le whisky, nous on a le potentiel de faire mieux mais sur ce sujet on est à côté de la plaque.
D’après les chiffres du BNIC, le cognac n’est toujours pas prophète en son pays. Le constat est-il valable pour Ferrand ?
On est présent dans 70 pays et on cherche à toucher les hédonistes. En France, les amateurs de nos cognacs sont très jeunes, très éduqués au produit, et fiers d’avoir ce genre de spiritueux dans leur pays. La filière exporte 98% de sa production ; nous, on tourne autour de 91%, ce qui est très positif. Je pense qu’en Europe le renouveau du cognac est en marche. Le rhum fait un retour fulgurant grâce à des distillateurs qui ont rompu avec la neutralité du goût. Pour le cognac on est dans un creux historique mais, grâce au travail de ces petites maisons qui fuient la standardisation du produit, le réenchantement va arriver.