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« LA BIÈRE EN FRANCE » : ÉTAT DES LIEUX D’UN SECTEUR EN MUTATION

L’expert Emmanuel Gillard dévoile la nouvelle édition de son étude sur le paysage brassicole français. Une analyse essentielle pour comprendre les mutations rapides du secteur et anticiper ses évolutions. Rencontre avec un observateur passionné, au regard optimiste.

Quels sont les chiffres clefs de l’année 2024 pour le marché de la bière en France ?

Il est important de préciser que les données de mon étude ne sont pas des officielles, mais résultent d’un travail de collecte et d’analyse personnel que je consigne dans « Projet Amertume ». Aujourd’hui, la France compte 2 589 brasseries en activité. C’est le premier pays européen en nombre de brasseries avec en 2024 108 fermetures pour seulement 33 ouvertures, soit un ratio de 0,3 contre 0,7 en 2023 et 2 en 2022. 

Ces chiffres témoignent des difficultés actuelles du secteur. Les brasseries sont encore en train de rembourser les prêts garantis par l’État et certaines ne parviennent pas à faire face. Nous sommes loin de 2019 et de l’explosion du marché, où l’on enregistrait plus d’une ouverture par jour. À l’époque, la forte demande permettait aux brasseurs amateurs de créer leur structure sans véritable formation en gestion. 

Aujourd’hui, la tendance s’inverse : le marché gagne en maturité et se professionnalise. De nouveaux acteurs émergent dans la filière, conjointement avec la croissance du nombre de houblonnières et de malteries régionales. On tend vers une uniformatisation de l’offre avec des recettes plus simples, plus équilibrées et moins chères à produire. 

Emmanuel Gillard

Peut-on établir un profil type des brasseries qui ferment et de celles qui réussissent à se maintenir ?

La principale cause de fermeture reste le manque de trésorerie. Plus de la moitié des brasseries en activité ont moins de 5 ans, ce qui implique des taux d’endettement naturellement plus importants que pour une structure bien établie. Si le pilotage de la trésorerie n’était pas réalisé correctement avec des tableaux de bord fournissant les bons indicateurs, elles se sont rapidement retrouvées en difficulté, vendant même parfois à perte à cause de l’inflation.

Cette édition est enrichie de nouveaux chapitres, notamment sur les différentes catégories de brasseries et leur production. Pouvez-vous nous en dire plus ?

À l’instar de mon analyse sur la bière craft, j’ai établi des statistiques de production en fonction de la taille :

  • Picobrasserie : production annuelle inférieure à 200 hl

Entreprise le plus souvent individuelle, parfois en complément d’activité

➔ 38% du nombre de brasseries, pour 0,2% du volume de production

  • Microbrasserie : production annuelle comprise entre 200 et 999 hl

Entreprise comprenant le plus souvent entre 2 et 10 travailleurs, selon le degré d’automatisation

➔ 42% du nombre de brasseries, pour 1% du volume de production

  • PME : production annuelle comprise entre 1 000 et 9 999 hl

Entreprise parfois familiale recensant le plus souvent au moins 10 travailleurs, dont les fonctions sont spécialisées

➔ 16% du nombre de brasseries, pour 2% du volume de production

  • Semi-industriel : production annuelle comprise entre 10 000 et 200 000 hl

Entreprise recensant le plus souvent plus de 20 travailleurs, dont les fonctions sont ultra-spécialisées

➔ 2% du nombre de brasseries, pour 6% du volume de production

  • Industriel : production annuelle supérieure à 200 000 hl

Usine pensée et optimisée pour produire de gros volumes avec une optimisation des coûts à tous les échelons

➔ 0,5% du nombre de brasseries, pour 88% du volume de production

On constate que les 9 unités de production industrielles cumulent à elles seules 88% du volume annuel de bière produit en France alors qu’elles représentent moins de 1% du nombre de brasseries. A contrario les brasseries produisant moins de 1 000 hectolitres (picobrasseries + microbrasseries) totalisent à peine plus de 1% de la production alors qu’elles constituent 80% des brasseries françaises. 

On peut en déduire également que les brasseries non industrielles représentent 11% du volume total de production, un chiffre cohérent avec les données disponibles auprès des syndicats de brasseries.

Emmanuel Gillard

Cette segmentation permet-elle de montrer la diversité des brasseries françaises ?

On observe aujourd’hui l’émergence de brasseries artisanales de taille intermédiaire, capables de s’implanter notamment en grande distribution à l’image de Brique House, Nepo, Brasserie du Castellet… Soutenues par des investisseurs, elles intègrent la bière dans une stratégie de développement plus large. 

Dans ce contexte économique, il devient de plus en plus difficile pour les passionnés de lancer leur propre brasserie sans un solide apport financier. Les banques, désormais frileuses, ne prêtent plus aussi facilement qu’auparavant.

Quels sont les segments les plus fragiles aujourd’hui : picobrasseries, microbrasseries, ou PME ?

Les picobrasseries sont principalement animées par la passion et sont souvent liées à une activité secondaire. La vente se fait principalement de manière directe, ce qui permet de conserver une bonne marge. 

Pour les microbrasseries et les PME, il n’y a pas de réponse simple. Disons que les acteurs pouvant mettre en adéquation les valeurs portées par l’entreprise, l’image véhiculée et les profils ciblés pour leur clientèle sont les mieux lotis. Il faut également avoir une idée claire des objectifs pour les prochaines années. Bref, des critères valables pour la plupart des entreprises…

Quels sont les profils les plus courants des nouveaux brasseurs ?

Grâce au brassage amateur, les autodidactes constituaient la majorité des effectifs de la première vague de la révolution craft. Il n’y avait de toute façon pas de filière adéquate de formation. Mais actuellement, la plupart des nouveaux acteurs sont formés. Il y a même des diplômes universitaires de brasserie et de biérologie. Je constate en effet une grosse proportion de reconversion professionnelle, avec des personnes souvent fortement diplômées.

Côté matière première, la production française de houblon peut-elle répondre aux besoins croissants des brasseries ?

Pour répondre aux attentes d’approvisionnement local, des néo-houblonniers se sont installés sur l’ensemble du territoire, le plus souvent au sein d’exploitations biologiques. Notre pays reste cependant un acteur de second plan, avec à peine plus de 2% de la production européenne.

Selon le rapport 2023 de FranceAgriMer, la surface de production de houblon en France s’élevait à 729 hectares (dont 204 hectares en production biologique) pour une production d’environ 1 000 tonnes. On dénombrait 192 producteurs certifiés bio. 

Au regard de la production des brasseries françaises, les besoins dans l’Hexagone sont estimés entre 2 000 et 2 500 hectares. On est donc loin du compte, d’autant que quelques cultivars particulièrement recherchés proviennent de l’étranger, soit parce qu’ils sont soumis à licence, soit parce qu’ils nécessitent un terroir spécifique comme c’est le cas pour certains houblons aromatiques riches en thiols.

Emmanuel Gillard

Les brasseries privilégient-elles les ingrédients locaux ?

Le consommateur à la recherche d’authenticité ne se contente plus d’une bière dont tel ingrédient spécifique est censé rappeler l’origine géographique du produit : il veut que sa bière, produite et achetée localement, utilise des ingrédients cultivés localement. De plus, cette tendance s’inscrit dans une recherche d’achat éthique confortée par 2 aspects :

  • un bilan environnemental positif puisque les ingrédients proviennent d’un même terroir pour une bière qui sera commercialisée le plus souvent à l’échelle de ce même territoire, ce qui induit notamment une forte diminution des distances de transport ; 
  • et un bilan économique favorable, étant donné que les coûts de transport sont limités et que le nombre d’intermédiaires est réduit.

Les brasseries traversent une crise, mais la demande a-t-elle pour autant gagné en maturité ?

À l’époque de l’explosion de la bière craft en France, les consommateurs recherchaient avant tout un effet « waouh », privilégiant l’originalité et l’audace des recettes. Aujourd’hui, leurs attentes ont évolué : ils veulent un bon rapport qualité-prix, des bières accessibles tant en goût qu’en tarif. 

Avec l’inflation, le prix des bières a flambé, obligeant les brasseries à rogner leurs marges et à proposer des références plus abordables, comme la pale-ale. Dans les caves spécialisées, les canettes à 2 chiffres ont presque disparu, les cavistes ayant dû adapter leur offre. Du côté de la grande distribution, le chiffre d’affaires de la bière a dépassé celui du vin depuis 2023, avec une augmentation des linéaires de 8 à 12 mètres. Une progression portée notamment par une mise en avant des brasseries locales, répondant à une demande croissante des consommateurs. 

Du côté des brasseries, un seul métier ne suffit plus pour attirer les consommateurs sur les sites. Les brasseries doivent proposer de nouveaux services dans leur établissement, une taproom, un atelier brassage jusqu’à des expositions, en passant par des concerts. 

Côté offre, la bière sans ou allégée en alcool est devenue un phénomène sur le marché mais l’approche au vin est-elle également une tendance ?

Les bières faiblement alcoolisées et sans alcool sont là pour durer. Elles sont portées par des investissements conséquents à tous les niveaux, des petites aux grandes brasseries. Et si la qualité est au rendez-vous, je n’hésiterai pas à déguster une bière à zéro degré ! 

Selon Brasseurs de France, la bière sans alcool représente déjà 5% du marché (en valeur), avec une croissance fulgurante. Sur le plan technologique, la bière a une longueur d’avance sur le vin, qui commence timidement à s’en inspirer. On observe d’ailleurs un rapprochement entre ces 2 univers, notamment à travers la présence du vin sur certains salons dédiés à la bière et inversement. 

Les bières inspirées par le vin, popularisées en France par Gallia qui a déposé le terme « vière” » illustrent bien ce croisement. Pourtant, malgré un potentiel évident pour créer une synergie entre ces 2 boissons, les consommateurs peinent encore à s’y retrouver. Contrairement à l’Italie, qui a structuré cette tendance dès 2015 avec la Italian Grape Ale, la France n’a pas encore défini de véritable catégorie. J’ai ainsi dénombré par moins de 5 méthodes de production aboutissant à des résultats très différents : ajout de moût de raisin (jus non fermenté), ajout de marc de raisin (résidus de raisin après pressage), ajout de lies (fonds de cuve), ajout de vin (produit fini), et vieillissement en barriques de vin. Il faut que ce sujet soit porté par les syndicats de brasseries, afin de faire enfin émerger un véritable style français.

Que pouvez-vous conclure pour 2025 ?

Si l’on se fiait aux seuls chiffres  communiqués par les syndicats, le constat pourrait être vraiment déprimant. Pourtant, il y a de nombreuses raisons d’envisager l’avenir avec confiance : les ouvertures de brasseries se poursuivent, l’inflation ralentit, le secteur gagne en maturité, etc. 

Plusieurs éléments poussent à l’optimisme : la professionnalisation de la filière craft : inscription du titre de brasseur au Répertoire national des certifications professionnelles (avril 2023) et multiplication des centres de formation, la structuration de la filière amont : néo-houblonniers, producteurs d’orge brassicole, malteries régionales … et enfin la qualité organoleptique en hausse (retour des jurés de concours). 

La crise sanitaire a brusquement accéléré l’évolution économique de la filière, condensant en quelques années un développement qui aurait normalement pris une décennie. Après l’âge d’or, nous entrons dans une phase de maturité. Le monde de la bière demeure dynamique et fantastique, alors inutile de sombrer dans la morosité !

Labiere_en_France_Projet-Amertume-Infographie-2025

Écrit par Laurence Marot

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