En France, c’est le premier ouvrage qui pointe l’inégalité dans le monde de la boisson maltée. Son auteure, la journaliste Anaïs Lecoq, décrypte intelligemment le sexisme vécu par la gent féminine à travers l’histoire et de nombreux témoignages pertinents. À mettre entre toutes les mains.
Depuis quand vous intéressez-vous au monde de la bière ?
J’habite Reims. Et j’ai longtemps bu peu d’alcool, même pas du champagne ! C’est grâce à mon conjoint que j’ai découvert la bière.
Nous avons commencé à nous intéresser à la bière artisanale à partir de 2017, au moment où la scène artisanale française a vraiment émergé avant de prendre de l’ampleur. C’est devenu au fil du temps une passion. Il y a 2 mois, j’ai quitté mon métier de journaliste pour rejoindre la microbrasserie Senses Brewing, basée dans ma ville, où je suis chargée du marketing et de la communication. À présent, les brasseries se rendent compte de l’importance de leur image.
Maltriarcat est le premier livre en France qui traite de la place féminine dans le monde de la bière et de l’égalité. Qu’est-ce qui vous a amenée à l’écrire ?
Depuis quelque temps, je cherchais ce genre de livre et je ne trouvais rien. Ayant une formation de journaliste, j’ai pensé intéressant d’interviewer différentes personnalités sur cette thématique. Alors que je mettais mon projet à exécution, j’ai découvert celui de Tara Nurin, « A Woman’s Place Is in the Brewhouse », sorti en septembre 2021.
Il relate surtout la place de la femme dans le monde de la bière craft post-Prohibition. Et j’avais déjà bien entamé l’écriture au moment où j’ai participé à la conférence « Le sexisme dans le milieu brassicole : témoignage et outils de lutte », lors de la dernière édition de Paris Beer Festival. C’était l’experte en bière et fervente féministe Carol-Ann Cailly qui devait m’accompagner mais elle a eu un empêchement. La biérologue Pauline Raymond l’a remplacée au pied levé et pour combattre ce sexisme, nous avons présenté différentes clefs aux différentes victimes issues du monde brassicole.
Vous commencez par l’histoire de la bière. On découvre de manière surprenante que les premiers brasseurs étaient des brasseuses. Pourquoi les choses se sont-elles inversées ?
Il existe un vrai folklore autour de la bière. On a toujours cette image très forte des moines produisant de la bière alors qu’à l’origine les brasseurs étaient pour la plupart des femmes. Faire de la bière s’est longtemps avéré une tâche domestique. Dès que cette activité est devenue un business lucratif, les hommes ont pris la main sur la production.
Vous abordez le sujet de la femme productrice à la femme promotrice. En 2022, la femme reste encore un objet publicitaire dans la communication des brasseries ?
Longtemps, le corps de la femme a été utilisé en illustration sur les étiquettes de bière pour attirer les consommateurs hommes. Aujourd’hui encore, certaines microbrasseries ont l’audace de jouer avec ces visuels sexistes. Comment pareille communication peut-elle encore passer en 2022 ? C’est le rôle des syndicats français d’agir et de faire bouger les choses en créant une sorte de label protégeant l’image de la femme. Malheureusement, ce n’est pas dans leurs priorités.
Désormais, il nous faut agir collectivement. Certains cavistes refusent ce genre d’étiquette sur leur étagère. Au Royaume-Uni, la Camra (Campaign for Real Ale), une des plus grosses organisations de consommatrices de bière, a banni de ses compétitions et festivals les brasseries au nom ou à l’illustration sexiste.
La nouvelle génération de brasseries artisanales n’essaie pas de modifier les choses ?
Oui, mais la prise de conscience est telle que si l’image de la femme disparaît petit à petit des étiquettes de bière, c’est pour lui substituer des figures masculines au physique attractif. Ce n’était pas l’effet recherché. La bière navigue dans un milieu alternatif qui a du mal à se remettre en question.
Vous développez un autre thème important : la bière genrée, qui persiste dans notre société.
Certains cavistes et bars continuent à proposer uniquement des bières aux fruits à leur clientèle féminine. Les professionnels ont encore une méconnaissance de nos goûts et on enferme les genres dans des cases. Il faut déconstruire cette image. Il m’arrive de justifier mes choix de bières dans un bar, alors qu’il n’est rien demandé à mon conjoint.
Même phénomène dans le vin. La sommelière Sandrine Goeyvaerts a écrit un excellent ouvrage, Manifeste pour un vin inclusif, sorti l’an passé, qui dresse un état des lieux des inégalités et de ce même sexisme.
Dans ce monde de la bière en pleine évolution, est-ce que les femmes retrouvent leur rôle de brasseuse?
En effet, elles sont de plus en plus nombreuses à se former avec l’ambition d’ouvrir leurs brasseries. Elles travaillent deux fois plus pour être au meilleur niveau et n’ont pas le droit à l’erreur comparativement aux hommes.
Ces brasseuses montent la plupart du temps de petites structures, les brasseries de plus grande envergure étant dirigées en couple. Il faut que les investisseurs leur fassent confiance.
Est-ce que les femmes mènent aujourd’hui des actions pour contrecarrer ces comportements sexistes dans l’univers de la bière ?
Pink Boot Society, une organisation à but non lucratif, défend les femmes dans le monde brassicole. C’est l’une des plus actives. Elle a des antennes dans plusieurs pays francophones, dont la France. Ses membres se retrouvent chaque année pour produire une bière dédiée à la journée des droits des femmes.
Une partie des bénéfices est directement versée à l’association américaine. Toujours en France, 3 sommelières (Carol-Ann Cailly, Marie-Emmanuelle Berdah et Juliette Phuong) viennent de lancer l’association « Buveuses de bière » pour regrouper les amatrices. À Édimbourg (Écosse), la caviste et consultante Amélie Tassin a imaginé en 2019 le festival « Women in Beers » pour mettre en avant les professionnelles de la bière et ses consommatrices. On attend la prochaine édition.
Après avoir planché sur cet ouvrage et maintenant que vous exercez dans ce monde, comment y voyez-vous l’avenir de la femme ?
Les mentalités vont certainement changer mais cela prendra du temps. Nous vivons désormais dans un monde plus ouvert. J’ai écrit ce livre également dans l’optique de dévoiler aux gens une histoire ignorée. Même sans connaître le milieu, on s’aperçoit qu’il est accessible à tous.
« Maltriarcat – quand les femmes ont soif de bière et d’égalité », d’Anaïs Lecoq, aux éditions Nouriturfu. Prix : 15 €.